La mondialisation, originalité contemporaine ou ancienne ? Rome et les Cités-États (1/3)

La mondialisation des échanges est perçue dans l’imaginaire collectif comme un phénomène récent. La réflexion attendue veut que nous pensions être confrontés à des problèmes nouveaux que nos ancêtres, jamais, ne subirent. Pourtant, des mondialisations ont déjà eu lieu il y a plusieurs siècles. On peut estimer que la période du XIIème et la fin du XVI siècle constitue une période charnière. Cependant, pour comprendre celle-ci il nous faut, a priori, revenir au commencement.

Ainsi des échanges commerciaux internationaux ont pu se produire au cours de l’Histoire pour ensuite se raréfier et ensuite rejaillir. À ce titre, on peut dire que l’Histoire n’est pas linéaire.

Le commencement dans le présent exposé sera Rome. La République et l’Empire tirent leur notoriété du fait de l’expansion qu’a connu l’Etat romain, ainsi que sa continuité à travers l’Histoire. L’Empire Romain constitue un acteur majeur de l’histoire de l’Occident. En effet, il a donné les concepts juridiques clés nécessaire au commerce et encore utilisés aujourd’hui. Les cités-Etats ont ensuite poursuivi cette histoire jusqu’à nous. 

Rome à son apogée.

Cependant, Rome a surtout été un empire commercial, c’est d’ailleurs l’une des principales raisons des guerres que cette brillante civilisation a mené : que ce soit lors des guerres puniques contre Carthage afin de s’assurer du contrôle de la Méditerranée Occidentale, ou contre la Gaule afin de sécuriser le commerce du vin qui était l’un des plus prospère. A propos de ce dernier ensemble géographique, il faut rappeler, que de nombre de marchands romains étaient présents en Gaule et ont eu un rôle dans la romanisation du pays et ce avant même la conquête de cette dernière par Jules César.

A son apogée, la ville faisait provenir d’une grande partie du monde à la fois du blé, du papyrus, de l’or, de l’argent, du marbre, du bois, des esclaves, des épices et même de la soie. A son sommet l’empire romain, au second siècle après Jésus-Christ, développe la pax romana ou paix romaine qui lui permet un enrichissement  important avec la stabilité procurée aux activités commerciales. De plus, Rome a éliminé la majorité de la piraterie ce qui favorise le développement du commerce maritime. C’est dans la Mare Nostrum, sanctuarisée par Rome que va se dérouler l’essentiel du transport de marchandises, il faut dire que c’est la voie la plus rapide, et de loin, pour le commerce qui est centralisé dans la ville de Rome elle-même. Cet âge d’or commercial va petit à petit prendre fin du fait des invasions barbares, et de la chute définitive de Rome en 476 après Jésus-Christ avec la déposition de l’empereur Romulus Augustule.

Les routes du commerce romain.

Avec cette chute, un âge sombre va alors s’abattre non seulement sur l’Europe, mais aussi sur tout le pourtour de la Méditerranée Occidentale etaura des conséquences sur l’Empire romain d’Orient qui verra son plus grand partenaire commercial disparaître. Le commerce dans sa forme stabilisée va quasiment disparaître pendant des siècles, les villes se fortifieront mais diminueront en taille les déplacements et les échanges ne seront plus des moyens viables pour gagner de l’argent à quelques exceptions près. Ce qui peut caractériser cette période c’est une grande méfiance entre les peuples, particulièrement en matière commerciale où la suspicion sera la mort des affaires et du contrat. Mais comme à chaque grande crise, il finit par y avoir un terme et de nouveau une croissance. Cela se déroulera entre le Haut Moyen-âge (476 – 1000) et le Moyen-âge central (11ème à 13ème siècle). Le commerce, sous des formes nouvelles, sera de retour. 

Deux grands centres géographiques seront alors désignés: il s’agit du Nord de l’Europe, avec les Flandres, le Sud de l’Angleterre et les villes de la Hanse regroupées au sein d’une ligue Hanséatique. L’autre partie se trouve dans le Sud de l’Europe, avec le Nord et le Centre de l’Italie mais aussi dans le Sud de l’Espagne. Il ne sera pas ici question du commerce dans le Nord de l’Europe autrement que sous la forme des échanges qui ont pu avoir lieu avec le Sud de l’Europe, et en particulier les cités Etats italiennes. La raison en étant qu’il s’agit d’un acteur marginal par rapport aux lombards et toscans dans le cadre de cette mondialisation.

La « Hanse » teutonique

Si comme il a été énoncé précédemment, ce sont des améliorations des conditions de vie qui ont permis de relancer l’activité commerciale, les cités-Etats ont aussi utilisés des mécanismes déjà développés par Rome afin de permettre d’améliorer leurs réseaux commerciaux. Particulièrement par le biais de délégations de marchands, mais pas seulement. Ces mécanismes sont à la fois une reprise de ce qui a été fait auparavant par les romains mais il y a eu en outre des innovations propres aux commerçants italiens du Moyen-âge, notamment pour répondre aux différences du contexte méditerranéen, en particulier la présence de la civilisation musulmane, mais aussi le développement d’un commerce-monde.

1) Histoire des cités Etats

Il paraît nécessaire d’évoquer en premier lieu l’histoire des cités Etats et de voir comment de simples cités portuaires comme Venise ou Gênes, ou enfoncées dans les terres comme Florence, sont devenues de grandes puissances commerciales.

Venise est probablement la Cité qui aura le plus bénéficié de son commerce par rapport à sa production. La cité a été construite dans une immense lagune et on ne sait réellement à quel moment les premiers habitants vont arriver dans cette région. Il faudra attendre 811 pour que le duc local y transfère le siège de son pouvoir. Elle n’appartient pas à l’Empire de Charlemagne, ce qui permettra d’éviter la présence d’un système féodal, et donc de confier le pouvoir à des nobles militaires, principalement des marchands. Sont mises en place une série d’institutions pour diriger la cité: un sénat, un doge, le grand conseil : le régime politique est oligarchique.

Bucentaure au Môle le jour de l’Ascension par Giovanni Antonio Canal.

La ville continuera de grandir et, en 1104, développera une industrie gigantesque que l’on nommera l’Arsenal de Venise, et qui est la première grande cale sèche d’Europe. Elle emploiera près de 16 000 ouvriers et aura pour but de construire nombre de navires. En 1204, lors de la quatrième croisade, elle atteindra le statut de grande puissance en Méditerranée grâce à une colonisation efficace de certains territoires de l’Empire Byzantin tels que la Crète ou la Dalmatie dont elle prendra pleinement possession.

Conserver un tel empire serait extrêmement compliqué pour n’importe quel Etat mais pas pour Venise qui, grâce à son Arsenal, dispose d’une quantité importante de navires de guerre ainsi que d’équipages professionnels déterminant notamment lors de la bataille de Lépante le 7 octobre 1571. Ainsi, l’on comprend que si Venise s’est tournée vers le commerce, c’est pour deux raisons: la première est qu’elle en avait les moyens du fait de sa flotte et de sa situation géographique favorable, la seconde est que ne disposant pas d’assez de ressources sur terre, c’était alors pour elle le seul moyen de gagner suffisamment d’or pour garder son indépendance : on parle d’une thalassocratie. 

Concernant Gênes, il existe un dicton pour qualifier sa population durant le Moyen-âge : Genuansis, ergo mercator ou, traduit en français, Gênois donc marchand. L’histoire de la république de Gênes commence assez ironiquement par sa destruction. En effet, en 643, les lombards vont conquérir la Ligurie et raser la ville. Il faudra attendre 15 ans pour que la ville soit reconstruite et gagne une certaine indépendance au sein du royaume. Cela se caractérisera par sa non-annexion au Saint Empire Romain Germanique de Charlemagne, ne constituant qu’un simple territoire de jure. La principale conséquence est la non adhésion au système féodal – comme pour Venise – qui est alors le modèle dans toute l’Europe Occidentale. Gênes devient de ce fait une république oligarchique, avec la mise en place d’un système de trois consuls.

Gênes par Jan Massys of Metsys.

La raison pour laquelle Gênes va devenir une république marchande est simple: elle dispose d’un sol très pauvre et sans les richesses qui sont apportées par le commerce, il lui serait impossible de nourrir sa population. De ce fait, la ville se tourne vers la mer et devient une thalassocratie comme Venise et Athènes. Elle écrasera alors sa concurrente en Méditerranée Occidentale, Pise, en 1284 lors de la bataille de Méloria, et se créera un empire colonial qui s’étendra à la fois dans sa sphère d’influence locale, c’est-à-dire en Corse et en Sardaigne, mais également hors de la Méditerranée, comme à Caffa. Contrairement à Venise qui possède des institutions politiques stables du fait d’une certaine discipline collective de ses marchands acceptant la domination de l’Etat, ce ne sera pas le cas de Gênes. En effet, il y a un très fort individualisme à Gênes, ce qui provoquera une énorme instabilité politique du fait de complots et d’intrigues,  tout cela débouchant sur un affaiblissement de la cité, ce dont Venise saura profiter.

Affrontements et échanges en Méditerranée.

Il faut maintenant aborder la cité de Florence créée par Jules César au cours du Ier siècle avant Jésus-Christ. Dépeuplée lors de la conquête lombarde, il faudra attendre la conquête carolingienne pour que la ville regagne de l’importance en devenant le chef-lieu d’un comté. La ville adopte alors un système féodal contrairement à Gênes et à Venise. Si la ville va rester dans le Saint-Empire-Romain-Germanique, elle ne sera qu’une simple marche, c’est-à-dire disposant d’un régime juridique particulier qui lui garantit une certaine indépendance. Elle finira lentement mais sûrement par devenir une république oligarchique comme les autres Cités-Etats italiennes.

Sur le plan commercial, les différences avec les deux cités Etats évoquées précédemment sont notables, notamment par le fait de la situation géographique de la ville. Florence n’est pas une ville portuaire, elle se trouve au milieu de la Toscane, une région riche, en particulier au niveau des terres, qui sont propices à l’agriculture. Cela va permettre à la ville de se développer différemment. Son but sera de faire du commerce pour écouler sa production manufacturière. Le comté ayant une production importante et de bonne qualité en matière d’étoffes en particulier, la première corporation est formée en 1182. Sur le plan commercial, c’est un traité avec Pise qui va lancer la puissance Florentine, en 1171. La cité portuaire demande l’aide militaire de Florence, aide qu’elle obtient en échange de plusieurs concessions très importantes, l’abaissement des frais de douane, mais surtout, le transport par les navires Pisans de commerçants florentins. Cela lance véritablement Florence dans le commerce méditerranéen. L’événement qui va lui permettre de devenir totalement autonome est l’affaiblissement de la puissance pisane par les gênois, mais surtout l’achat du port de Livourne et la conquête de Pise.

Florence
  1. La mise en place d’institutions juridictionnelles commerciales

Il faut maintenant parler des différentes institutions judiciaires qui ont été mises en place par les Cités-Etats afin de répondre aux problèmes commerciaux pouvant se poser.

Les institutions sont diverses et dépendent des Cités-Etats, chacune en ayant des particulières. Il faut commencer par Venise, qui est la plus importante des Cités commerçantes de l’époque. Il existe dans la Cité-Etat maritime un nombre très important de tribunaux de commerce, environ un par zone commercial. Par exemple on en trouve un pour Londres, un autre pour Damas etc. Chaque fois que Venise comptait faire juger spécialement une infraction sur un territoire spécifique, elle créait un nouveau tribunal de premier instance. Le Droit en vigueur était celui issu du Digeste, donc le droit romain, mais également les lois qui avaient été mises en place par la Sérénissime république. Il existe dans la ville pas moins de quatre tribunaux d’appel d’une composition similaire et disposant de quarante juges, tous étant des patriciens qui ont été nommés par le Grand Conseil.

Pour les juridictions génoises, il y en a de deux types pour le commerce: la première concerne uniquement le commerce maritime et du port marchand de la ville ligure ; il s’agissait du tribunal des conservateurs de la mer, il est composé de 5 nobles qui vont juger en première et dernière instance, le seul recours possible est devant le sénat, et encore pour des motifs extraordinaires. L’autre tribunal est la rote civile qui va administrer toutes les causes civiles et relatives au commerce non maritime. Il est composé de trois jurisconsultes étrangers qui sont élus pour trois ans selon un mode de désignation assez particulier: ils sont tirés au sort sur une liste élaborée par les autorités politiques (les 2 collèges et les 2 conseils). Le Droit appliqué est comme pour les tribunaux vénitiens, le droit romain, accompagné de la loi et des usages des négociants.

Pour les juridictions florentines, il existe un tribunal des marchands qui a été construit en 1359, composé de 6 avvocati forestieri (avocats étrangers) et de six conseillers citoyens choisis parmi les sept arts majeurs (c’est à dire le négoce, le change et la banque, les orfèvres, les travailleurs de laine, les pelletiers et les fourreurs, les juges, les notaires, les médecins et les apothicaires). Ce tribunal va pouvoir juger tous les cas relatifs à l’activité marchande des florentins, peu importe où ils se trouvent dans le monde. C’est en fait un privilège de juridiction qui permet aux commerçants florentins de se faire juger par leurs propres juridictions. Mais, ce n’est pas la seule fonction de ce tribunal, car il va aussi servir à départager les membres des arts majeurs entre eux dans le cadre de leurs activités professionnelles. Là encore, c’est le droit romain issu du digeste qui est appliqué, ainsi que les rares règles élaborées par le pouvoir central, et surtout les usages mis en place par les marchands. 

Il faut désormais rappeler que ces institutions judiciaires existent toujours aujourd’hui dans certains pays, en France par exemple il s’agit des tribunaux de commerce.

Allégorie de la Justice – Gandolfi
  1. La mise en place de mécanismes juridiques

Les  italiens vont introduire quatre grandes innovations dans le monde du commerce, et leur présence partout autour de la Méditerranée va contribuer à diffuser ces inventions. La première ce sont les tribunaux de commerce, traité précédemment. 

Le second c’est le principe des sociétés, celle-ci va alors exister sous deux formes distinctes, la compagnie, et la commandite. La compagnie, est un groupement familial à la base, on va considérer par fiction juridique qu’il y a une indivision des biens de toute la famille. La particularité de ce type de société par rapport au droit des sociétés actuel, est que chaque acte de chaque membre de la famille engage tout les biens de l’indivision. La compagnie est alors entre les mains du pater familias ou père de famille, qui va prendre les grandes décisions.

Si ce sont les grandes familles de marchands qui vont créer dans un premier temps les compagnies, petit à petit ces dernières vont se professionnaliser, et si la structure reste en général dans les mains de la famille, on peut avoir des compagnies qui sont la réunion de plusieurs négociants qui ne sont pas apparentés. Cela préfigure un type de société contemporain qui est la société en nom collectif, car c’est le même principe, chaque acte de chaque associé engage tout l’actif. Le but de la compagnie est de faciliter le remboursement des débiteurs, car les familles ou les groupes de commerçants ont bien plus d’actifs que les simples individus. De plus, pour ce qui est des opérations commerciales, il est plus rassurant pour un contractant d’avoir affaire à une famille qui dispose de plus de moyens qu’un simple individu. Certaines compagnies vont atteindre des dimensions extrêmement importantes et posséderont des succursales dans plusieurs pays, et organiseront un véritable parcours commercial (compagnie Datiani).

Pour ce qui est de la commandite, rappelons que l’Eglise interdisait le prêt à intérêt qu’elle considérait comme étant de l’usure. De ce fait, dans le cadre du commerce maritime, on ne pouvait effectuer de prêt à la grosse aventure. Ainsi, les marchands, pour contourner cette interdiction et ayant besoin d’un fort investissement, mirent en place la commandite. Un commanditaire fournissait des fonds à un armateur et si jamais il y avait des pertes, le commanditaire perdait juste son investissement mais rien de plus. A l’inverse en cas de profit, c’est lui qui, du fait de son statut de bailleur de fonds, récupérait la majorité des gains, l’armateur ne touchant qu’une faible somme. C’est une forme très particulière de société, qui n’est composé que de deux individus, et dont un seul est réellement responsable en cas de perte, l’autre ne perdant pas plus que son investissement, il ne peut voir sa responsabilité engagée.

Il reste deux innovations qui apparaissent moins institutionnelles, mais plus pratique, et surtout, qui existent toujours aujourd’hui sous la forme sous laquelle elles ont été conçues à l’époque.

La première est la lettre de change. La seconde est la faillite, ici, on est dans une mentalité de punition, il faut punir le marchand qui est défaillant, il manque à sa parole, on l’estime nuisible à la communauté des marchands et, de ce fait, il faut l’en éloigner. On rompait le banc du marchand aux vues et aux sues de tous afin que chaque personne dans la ville sache que le commerçant n’est pas quelqu’un à qui il fallait se fier. Mais c’est surtout un autre point qui est intéressant, deux règles qui sont mises en place afin de régler les dettes qui ont été contractés par le marchand. La première est celle du prix de la course, on va réunir tout les créanciers dans une seule et même masse, ils recevront tous de façon égalitaire la somme issue de la vente des biens du débiteur, c’est le principe de l’égalité entre les créanciers. La seconde règle est le caractère collectif de ce règlement des dettes. La banqueroute est une affaire entre le créancier et l’ensemble de ses débiteurs, cela permet par exemple de donner des délais de paiement au débiteur. Les décisions sont prises à la majorité simple, et cela concerne tous les créanciers, même ceux qui n’ont pas voté pour la décision collective. 

Le commerce est une arme de domination au cours de l’Histoire. De Rome et des Cités-Etats ici évoqués à la Chine contemporaine en passant par les Etats-Unis, tous se sont lancés avec force dans la bataille commerciale. Moins coûteuse en hommes que la stratégie militaire, ces effets bénéfiques peuvent être au moins similaires.

Cette bataille commerciale a comme effet secondaire de rapprocher les peuples et les cultures, de faire voyager, en plus des marchandises, les hommes et les idées et donc de faire évoluer les identités. Ce processus se poursuit encore aujourd’hui dans un mouvement que l’on nomme toujours mondialisation alors que le mot anglais peut sembler plus juste: « Globalization ».

« La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’arriver au même but: celui de posséder ce que l’on désire. »

Benjamin Constant de Rebecque

2 commentaires

Laisser un commentaire